< Frédéric Oyharçabal, 2011 Faire diversion, Marie de Brugerolle, 2011 >

Un moment d’aveuglement, Philippe Pirotte, 2011

Catalogue monographique, Frac Bourgogne, 2011

Un miroir désargenté, qui ne réfléchit plus l’image de notre corps, quelle que soit notre insistance pour en occuper le cadre ; des gouttes de pluie éternellement figées sur la vitre d’une fenêtre ; un canapé évidé de sa structure, à demi affalé sur le sol ; et dans une vidéo, comme si cela allait de soi, un fauteuil qui vole à travers la pièce. Être confronté aux œuvres de Dominique Ghesquière c’est devoir rassembler les signes métonymiques dispersés d’une maison hantée. Nous ne pouvons pas accepter que des gouttes de pluie demeurent en permanence sur nos vitres. Nous voulons les voir ruisselantes ou qu’elles finissent par sécher. Bien que faites avec du verre, elles paraissent « trop réelles », et leur présence obstinée nous dérange. La pratique sculpturale de Dominique Ghesquière consiste à réaliser des œuvres qui semblent surgir d’un mauvais rêve, où elles rôdaient, tapies dans l’obscurité, attendant leur matérialisation artistique.
Ces images et ces objets familiers, altérés, sortis de leur contexte, assemblés ou répétés, nous parlent un langage qui porte la marque de la béance abyssale du désir humain. Dominique Ghesquière utilise des opérations quasi microbiennes qui prolifèrent à l’intérieur des structures de la réalité, et elle détourne la fonction de ces objets au moyen de différentes tactiques. Par exemple, lorsqu’elle construit un échafaudage, celui-ci fait résonner en nous l’écho d’une émotion obsédante, simplement parce que les tubes en métal ont été remplacés par des tubes en béton qui soudainement apparaissent d’une très grande fragilité. Bien qu’ouvertement mimétique, sa traduction dysfonctionnelle aboutit à un objet hiératique offert à la contemplation. Nous ne doutons pas qu’un tel objet invite à la contemplation, mais la question demeure : à la contemplation de quoi ? Une critique féministe d’un travail codé comme spécifiquement masculin ? L’irrépressible besoin humain de construire et de créer ? Une sacralisation du quotidien ? Ces différentes possibilités insufflent une force inhérente à cet objet.
Une autre œuvre simplement intitulée journaux est constituée de journaux éparpillés sur le sol qui communiquent une sensation d’humidité à la suite semble-t-il d’un bain prolongé dans de l’huile. Ils laissent entrevoir la possibilité d’échapper au régime totalisant et englobant de la raison communicationnelle, bien que l’on puisse sans difficulté taxer un tel espoir d’idéalisme romantique. C’est précisément cette promesse qui est essentielle dans leur résistance à se plier à l’exigence épuisante de sens. Se jouant de son propre non-sens, journaux manifeste une souveraine indifférence et se tient à distance de la confiance aveugle dans la logique pure et la raison pragmatique. Le message reste opaque, contredisant l’aspect transparent des journaux. L’art, de toute évidence, ne relève pas de la communication. Le langage de l’art est difficilement intelligible. Il intervient manifestement à un niveau non littéral, et peut-être même, d’une manière excessive, afin de créer des brèches et des ruptures dans l’écoulement continu, et souvent inflationniste, que revêt aujourd’hui le flux de la communication. Mais est-ce que l’art est sensé communiquer quelque chose ? Est-ce qu’il a vraiment besoin d’être expliqué d’une manière spécifique ? Est-ce que le droit à l’existence d’un objet est fonction des limites dans lesquelles on peut le traduire ? Il est plus que probable que l’art n’est pas concerné par tout cela. Il ne fait que conforter notre habitude dans ce que nous connaissons déjà mais que nous avons apparemment oublié.
Selon Gaston Bachelard, l’image se situe à mi-chemin entre la représentation et la « chose ». Il considérait les images comme la seule réalité dont nous pouvons faire l’expérience ou pensait que c’est seulement à partir des images que nous pouvons avoir une expérience de la réalité. Il est clair que Bachelard pensait cela avant l’ère de l’image numérisée. Aujourd’hui, nous sommes à une époque où nous pouvons vivre complètement immergés dans les images sans avoir à nous rapporter à la réalité. Cependant, les images dont parle Bachelard établissent, selon Régis Debray, des plans verticaux de silence dans la continuité horizontale du bruit de fond de la communication [1]. Elles créent une discontinuité dans notre géographie contemporaine de la dispersion. À l’opposé d’une expérience « détendue », les images de Dominique Ghesquière, qu’il s’agisse des sculptures, photographies ou vidéos, semblent nous regarder fixement. Leur opacité détient une charge potentiellement intimidante semblable à l’art des époques très reculées. Elles résistent à toute forme de réduction linguistique ; elles affichent ostensiblement leur mutisme. De ce fait, leur place demeure toujours au-delà des limites de toute énonciation possible, là où précisément comme le dit Roland Barthes, échoue toute démarche linguistique qui pense en termes de discours. Parce que la phrase obéit à des relations hiérarchiques, elle implique des sujets et des compléments d’objet directs et indirects. Elle est donc irrévocablement « achevée ». À la différence de la communication discursive dirigée vers l’extérieur, l’œuvre de Dominique Ghesquière peut être comparée à un genre de monologue intérieur apparemment incohérent et inachevé. Nous nous trouvons dans un diorama dont le récit désarticulé nous laisse mal-à-l’aise.
Les œuvres de Dominique Ghesquière sont l’écho d’un no man’s land ou même d’un désert discursif. Ce déficit de langage peut offrir un terrain remarquablement propice à une imagination paranoïde, si l’on entend par paranoïa un délire d’interprétation au sein d’une structure systématique. Canapé, escabeau ou oreiller nous confrontent à des représentations d’objets ahurissantes dont l’absolue étrangeté induit chez le spectateur un sentiment de paranoïa. Que ces nouvelles relations soient le produit de notre imagination, ou relèvent seulement du regard du spectateur, n’est pas le propos. Ce dernier perçoit des signes discrets dont les significations changent tour à tour, et le déplacement d’une interprétation à une autre s’effectue presque instantanément. Le canapé réduit à sa peau tombée à plat sur le sol, l’escabeau de faïence, ou l’oreiller – une taie remplie de ciment gris – sont des représentations liées à une topologie globale des transformations gouvernées par le principe de distorsion, exprimant et travestissant à la fois les désirs et les fantasmes.
À l’opposé des médias tenus de stimuler et satisfaire une demande massive d’identifications rassurantes, les œuvres de Dominique Ghesquière s’adressent au spectateur en tant que sujet désirant, un sujet fasciné par une « chose » : l’absence obscure d’objet du désir. Ces « choses » se manifestent quand elles perdent leur signification et deviennent visibles seulement à partir du moment où elles se matérialisent sous la forme du signifiant. Les déplacements matériels dans le travail de Dominique Ghesquière intensifient notre sentiment d’aliénation. En ce sens, Ghesquière revendique une fonction de l’art qui fait penser à Jacques Lacan : au lieu de débarrasser le monde de son étrangeté, l’œuvre d’art est l’apparition suspecte de ce qui échappe à l’aspiration à la transparence. Au lieu de nous inciter à prendre conscience de nous-mêmes, l’art contraint le spectateur à une expérience de l’étonnement au cours de laquelle il ne s’identifie pas avec lui-même. Cela explique en partie le malentendu entre l’art contemporain et le grand public. Le public attend de l’artiste qu’il lui donne de belles représentations de la réalité ou qu’il la lui présente d’une manière spectaculaire, alors que, pour l’artiste, ce type de réalité relève du domaine de l’imaginaire. Soit Dominique Ghesquière fait un retour en arrière vers ce qui précède la formation de l’imaginaire, soit elle s’approprie les produits de cette imagination en rendant manifeste leur nature inquiétante. C’est cette autonomie obstinée et provocatrice, revendiquée par les images elles-mêmes, qui tient lieu de discours critique.
Une des œuvres les plus obsédantes de Ghesquière est un lustre suspendu à mi‑hauteur et dépourvu d’ornements, qui reste constamment incandescent, et dont les ampoules ont perdu leurs globes de verre. Normalement, le courant électrique passe à travers le mince filament et le chauffe jusqu’à ce qu’il produise de la lumière. Nous sentons ici que quelque chose ne va pas, quelque chose qui nous menace. Mais réalisons-nous que cela provient de l’absence des globes protecteurs ? Ils empêchent normalement l’oxygène de l’air d’être en contact avec le filament incandescent qui serait sinon immédiatement détruit par oxydation. Dominique Ghesquière brouille les catégories à travers lesquelles nous percevons le monde. Faire l’expérience de ses œuvres revient à reconnaître notre incapacité à en identifier les différents éléments. L’attraction et la beauté de ce chandelier incandescent sont en même temps effrayantes. Confrontés à l’irréalité de cette expérience, nous percevons son efficacité à produire du sens derrière la manifestation physique et formelle en creux. Ainsi, le spectateur n’acquiert pas une meilleure compréhension du monde, mais le manque qui aimante nos désirs prend pour lui plus de sens. Le moment de cette reconnaissance coïncide avec un moment d’aveuglement.


[1Régis Debray, Vie et Mort de l’Image. Une Histoire du Regard en Occident, coll. Bibliothèque des Idées, Gallimard, Paris, 1992.