< Description d’un paysage détramé, Marjorie Micucci, 2014

Pierres roulées, Clara Guislain 2014

A l’origine de Pierres Roulées, il y a, comme souvent dans les œuvres de Dominique Ghesquière un geste de cadrage dans le réel, l’extraction, laconique, minimale, d’une « portion de territoire ». Une forme de simplicité faussement mimétique, accentuée par la réduction du titre à la nomination de la chose, dont l’artiste dérange pourtant imperceptiblement le jeu de coïncidence. Ce travail suppose dans un premier temps le mouvement, qui fédère de nombreuses œuvres de l’artiste, d’une observation prolongée d’un état de nature relativement « indifférent », « moyen », non spectaculaire. Ainsi des tas de feuilles mortes, des ronces et des lierres, des craquelures d’un sol limoneux, de l’écume mousseuse des vagues, répertoire de formes à l’inertie trompeuse, qui évoquent le moment inquiet de la métamorphose, et à partir desquelles l’artiste réinvestit le genre de la nature morte et de la vanité. Celles-ci répondant aux objets de la vie courante, indiquant une usure insidieuse et cyclique, comme ces assiettes finement fissurées, ces miroirs partiellement rongés, ou ces journaux froissés.

Pierre Roulées se compose ainsi d’un assemblage au sol de galets gris ramassés sur le littoral breton. Ces pierres en apparence sans qualité, aussi appelées par les géologues « sédiments grossiers », forment un relief aléatoire à proximité d’un mur, suggérant le lit d’un cours d’eau asséché, comme si les formes avaient été charriées, déposées par le transport d’une marée. Ces éléments n’ont pas simplement été « posés » là, mais arrangés, liés entre eux par leurs veines blanches, dessinant un réseau continu de tracés sinueux et fragiles, graphie abstraite et biologique, qui contredit l’inertie brute de la pierre. La structure de l’arrangement entre les lignes, formant une sorte de dentelle presque imperceptible à distance, contient en elle la virtualité d’une expansion à l’infini, all over, dont l’espace de l’art (toujours présent chez l’artiste comme un espace du suspens, du retard, y compris dans sa modalité duchampienne ) interrompt le cours. Ce ruissellement de lignes, tend alors à organiser une fiction de la temporalité géologique initiale dans laquelle nous pouvons supposer que ces fragments formaient encore un même bloc d’origine. Cette fiction, récréant une continuité dans le discontinu des processus naturels met en exergue sa condition, celle d’être une opération humaine toute relative, qui procède par liaison, couture, reconstitution d’une trame initialement perdue. La force motrice et poétique du geste renvoie à l’impulsion proprement humaine, présidant à toutes les croyances, et tous les savoirs : la volonté de produire de la continuité à l’intérieur de la discontinuité perpétuelle des phénomènes, origine de la technique moderne dont le terme prend racine dans la mer, tekhnè désignant chez les grecs l’art du navigateur qui oriente son navire. Cette continuité se reflète de manière singulièrement consciente dans le geste de l’artiste n’excluant pas une légère ironie. En reconstituant une ligne de vie, ligne de fuite elle fait en même temps proliférer la mémoire d’une cassure.
De manière littérale, les éléments se touchent par leur cicatrice, une déchirure originaire dont l’eau, cristallisée, a comblé et souligné le lieu, avant de lisser les contours. Les veines blanches, dépôts de quartz, sont les comblements naturels d’une fissure créée pendant la sédimentation de sa roche d’origine, cicatrice, qui a été dispersée par l’érosion lorsque les falaises soumises au gel des dernières périodes glacières ont éclaté en une multitude de fragments anguleux. Le niveau de la mer étant progressivement remonté, les vagues ont ainsi disposé ces morceaux roches, et l’énergie de l’eau, des vagues et des marées, les a émoussés, roulés. Le frottement de ces fragments les uns contre les autres à produit ces formes arrondies, parfaitement irrégulières, leurs défauts étant le fruit d’un processus de modelage, de destruction et de reformation continue. Dès lors, l’eau figure ici comme un agent d’infiltration et de transport simultanément destructeur et réparateur.
C’est ce mouvement mutique, in-signifiant (parce que son origine précède la venue du sens), cette continuité heurtée que l’artiste reconstitue à travers ces réseaux de mailles, « texte » germinal ( mot partageant la même racine étymologique que maille ) renvoyant à une tentative d’insertion d’une temporalité humaine à l’intérieur d’un processus naturel dont le geste a figé le cours. Le geste fait « image » en récréant un passage tout en affirmant sa dimension fragmentaire, son échelle relative. Pierre Roulées défie la figurabilité d’une temporalité historique en recourant à un geste laconique et une écologie de l’attention, qui révèle l’existence fluide et corporelle du temps, mais déchargée de toute forme de pathos. Par là, Dominique Ghesquière maintient une forme d’équilibre entre la temporalité géologique, tellurique, sans mémoire, sans histoire, et la temporalité fabriquée, mondaine, de la représentation ; elle recadre un phénomène abstrait, celui de la nature, qui revient à ce phénomène abstrait, celui de l’art.