< Penser rêver, Hélène Meisel, 2009 Atelier Lindre-Basse, Marie Cozette, 2010 >

Notice Frac Bourgogne, Hélène Meisel, 2009

Le miroir à l’ère industrielle, c’est plus une surface qu’un objet : une étendue réfléchissante, aux bords rectilignes et coupants, directement plaquée au mur. Un reflet qui intervient à pic dans la réalité, sans la transition du cadre. Potentiellement extensible à l’infini – all-over –, une abstraction dont le support concret nous échappe. Et, pour que l’objet-miroir réapparaisse, il nous faut que sa surface miroitante se dégrade : c’est lorsqu’elle est embuée, brisée ou piquée de petites tâches noires, que la glace émerge à nouveau pour elle-même plutôt que pour son reflet. Dominique Ghesquière livre un miroir (2002) capable de ce tour de passe-passe, apparaître en disparaissant. L’amalgame argenté plaqué au revers du verre s’est écaillé. Partiellement décollée, la pellicule métallisée aurait comme pellé, dénudant un fond en bois brut et opaque, butoir définitif pour l’œil. Preuve matérielle que, contrairement au roman de Lewis Carroll, il n’y a pas de monde inversé De l’autre côté du miroir (1871), seulement la réalité, à nouveau. L’attrait magique de l’objet est ainsi rompu, en même temps que toute vérification narcissique de notre apparence. Vanité grinçante, miroir impose l’égalité à chacun [1] par l’émiettement des apparences flatteuses, éphémères. Décollement de la rétine pour glace sans tain : l’œuvre est une interface aveugle en même temps qu’elle satisfait le désir de voir au-delà, par une sanction apparemment désenchantée.

Le merveilleux n’a pourtant pas déserté le travail de Dominique Ghesquière. Il s’agit plutôt d’un étonnement infiltré au commun, plus proche du sentiment d’étrangeté que du fantastique. L’artiste ne prélève pas du réel des objets ready-made, mais en transpose les formes dans des matériaux impropres à l’usage : un escabeau en biscuit de faïence, un échafaudage en béton. Les objets qu’elle choisit de refaire (ou de faire refaire) ne sont ni des babioles, ni des curiosités, mais des choses de la vie courante. Par exemple, de la vaisselle blanche standard, belle pour sa banalité reposante et sa résistance rassurante. Ces assiettes (2002) montrent pourtant chacune une blessure distinctive : la piqûre d’une fourchette, les morsures du couteau, piégées en signature dans la faïence (pour l’occasion, de Delft). Comme les mouches viennent trahir les fruits gâtés dans les vanités, ces incisions supposent le ramollissement impensable de nos plats et dérangent notre contentement casanier. Les entailles griffent une nouvelle décoration, remplaçant les fleurettes habituelles par une sensation tactile très dérangeante. Comme miroir, les assiettes suggèrent une menace insidieuse, un usage indélébile.

Les œuvres de Dominique Ghesquière éternisent un geste suspendu. Suspension, soit de la finition de l’objet, interrompue malgré la persistance d’un « défaut de fabrication », soit de son usage, interdit par la fragilité de la matière. Intouchables, elles affichent pourtant la mémoire d’un contact. L’observation et la compréhension sont également immobilisées par la contradiction des apparences : une flaque vraisemblablement d’eau, en réalité d’époxy, résiste à l’évaporation ; des gouttes de pluie, en fait de verre, perlent aux carreaux d’une fenêtre sans jamais s’écouler (pluie permanente, 2003). Le travail de Dominique Ghesquière suscite des aberrations, des erreurs de jugement dues à un illusionnisme discret mais sournois. Il nous invite à aiguiser notre perception, pour détromper notre compréhension hâtive et mécanique des choses.


[1Suivant ce même principe d’égalité, l’artiste écrit ses titres sans majuscule, comme le Bauhaus ou dada avaient décidé au début du XXe siècle de n’écrire qu’avec des minuscules, en guise de protestation contre une hiérarchie arbitraire et bourgeoise.