< Emmanuel Posnic, 2012 Françoise-Aline Blain, 2013 >

Marie-Louise Botella, 2012

Oeuvres vives, 3 Bis F

Arbres morts, grillages, écorces sombres, bois, feuilles, dans une lumière du jour blafarde, l’odeur de la forêt fanée, le son d’un oiseau, le long couloir et la cellule entrent en jeu dans un dispositif qui saisit par son aspect brut. Dominique Ghesquière, artiste réalise et développe dans l’espace un écrin pour notre imaginaire.
Nous faisant plonger dans la mémoire de notre enfance, elle prend plaisir à contraindre la nature pour créer une œuvre d’une sombre beauté qui oscille aux frontières du réel entre tragédie contemporaine aux accents de science fiction et contes de Grimm.
L’œuvre s’enracine dans l’ancien pavillon psychiatrique 3 bis f. Tel un jardin soudainement planté, résolu à envahir l’espace, encerclé de fragiles barrières qui tentent d’endiguer son expansion. Les pièces offrent un point d’accès facile, tandis que le frisson de vie qui les traverse les met à distance.
Les titres de ses pièces jouent aussi de ce paradoxe. Dominique Ghesquière ne met jamais de majuscules au titre de ses oeuvres, afin d’évoquer un "nom commun". Ces œuvres réifiées, objectivées, sont marquées du sceau commun qui nous est apposé, par opposition aux Dieux, ou à l’élite (aristocratie), ou tout au moins aux personnes qui s’en réclament.
Ces objets, et particulièrement leur titre, sont réduits à l’extrême.
Ils se présentent sans masque (à priori). Ils sont sans qualité : oiseau trouvé, automne, grillage. Cela nous donne à penser qu’ils fonctionnent dans l’espace, en objet utilitaire, qu’ils ont une fonction. Et le titre donne raison à cette première lecture.

Œuvres vives est un titre détourné du vocabulaire de la navigation. Ce terme désigne les carènes du bateau, la partie immergée. Les formes de carènes qui sont affinées telles des lames, favorisant l’avancée du bateau tout en lui conservant sa stabilité.
C’est ce qui fait avancer, sans être vu. Ce qui est important, mais masqué.
Il s’agirait de souligner par ces titres, l’usage des outils / concepts utilisés par l’artiste, et à partir desquels elle bâtit son œuvre.

Depuis le 15e siècle, le travail de l’esprit dans l’art tient la plus grande part : l’art est "cosa mentale" avait écrit Léonard de Vinci selon Vasari, (premier historien de l’art). En somme, tout artiste qui privilégie le "disegno", la conception par le biais du dessin (au sens large), participerait de l’Art conceptuel. Il s’agit alors de limiter le travail de l’artiste à la production de définitions de l’art, de répondre à la question "Qu’est-ce que l’art ?" par les moyens de la logique

L’Art conceptuel, dans une acception large, est fondé sur l’affirmation de la primauté de l’idée sur la réalisation. En conséquence, tout un pan de l’histoire de l’art peut être qualifié de "conceptuel". Nous prenons l’exemple de Kosuth et de son œuvre de 1965 "One and three chairs", dans laquelle nous voyons une installation composée d’une chaise en bois pliante et commune appuyée contre le mur, avec à sa gauche un tirage photographique en noir et blanc de cette même chaise et à sa droite, la définition de chaise tirée du dictionnaire. L’analyse formelle est limitée, tandis que l’analyse conceptuelle est exponentielle.
Kosuth montre à la fois l’unité, puisque cela renvoie à un même objet, mais également à l’irréductibilité de chacune de ces chaises aux deux autres. Il montre tout à la fois l’objet chaise, la référence tridimensionnelle, l’idée de la chaise, sa représentation linguistique, et la représentation photographique de celle-ci.
Nous pourrions comparer cette installation à une fiche d’identité judiciaire, hors contexte artistique, exempte de toute narrativité. L’intérêt se porte aux multiples aspects de l’idée, et non aux formes.

Cependant, le fonctionnement de la pièce, l’oiseau pris au piège, la forêt d’automne, aux feuilles vertes, le grillage qui perd de sa matérialité, tout en marquant un cercle précis sans que rien n’y soit pris au piège, pourrait nous indiquer une autre lecture, l’entrée dans un autre espace, poétique, hors temps... L’artiste fait référence aux contes par le biais de ces éléments.
Plusieurs contes peuvent nous venir à l’esprit. Par exemple, Hansel et Gretel, histoire d’une sorcière cannibale qui attrape Hansel et l’enferme derrière un grillage solide, obligeant la petite sœur à engraisser son frère avant de le cuisiner. Ou bien encore, l’Oiseau bleu, prisonnier d’un if entouré d’épées, en fait un prince qu’un sort rend prisonnier de cette forme…
Ou d’autres encore…
C’est à ce voyage souterrain aux formes puissantes et acérées que nous invite cette installation.
Ou comment résoudre un paradoxe, entre une lecture de l’art conceptuel et la petite histoire de l’art, art narratif, anecdotique. La puissance est bien ailleurs, souterraine et rapide. A l’image du Witz freudien, trait de l’esprit, nonsense (en anglais), rapide comme l’éclair, qui nous permet en un instant de comprendre jeux de mots, histoires drôles ou tout autre invention de l’esprit,qui apparaît soudainement, s’imposant par sa puissance et sa rapidité. Autre face du lapsus. Apparition de l’imagination et de sa puissance formelle.

Marie-Louise Botella