< Faire diversion, Marie de Brugerolle, 2011 Corinne Rondeau, 2011 >

Conversation avec Dominique Ghesquière, Frédéric Oyharçabal , 2011

Catalogue monographique Frac Bourgogne, 2011

Frédéric Oyharçabal : Lorsque j’ai commencé à aborder ton travail, il m’est apparu dans un premier temps comme un peu atemporel, un peu en dehors des tendances artistiques à la mode. Cela tient, je pense, au fait que tes œuvres génèrent un espace autonome, qu’elles semblent presque faire fi de l’espace d’exposition, du bruit autour. Le temps passant, car il m’a fallu du temps, je suis de plus en plus persuadé que tes œuvres sont au contraire très en phase avec ce qui se passe aujourd’hui. Je parlerais d’une forme d’attention, d’acuité.

Dominique Ghesquière : C’est important pour moi l’attention, cette idée de la conscience d’être en relation avec le paysage qui m’entoure. Je pense que mon travail a beaucoup à voir avec cela.

F. O. : J’ai relevé un jour cette phrase de Wittgenstein qui me fait penser à ton travail : « C’est sur le sol raboteux du réel que se dresse la fantaisie ».

D. G. : Je guette dans la vie courante le détail, le léger déplacement de l’ordinaire qui tout d’un coup me surprend et ensuite me fait rêver. Mes pièces ont une référence très concrète à la vie de tous les jours, il y a toujours un premier point d’accès facile. C’est un peu comme les contes qui parlent des choses de la vie mais qui n’expliquent pas. Mon travail ne décrit pas et n’explique pas.

F. O. : Oui, mais comme les contes, ton travail parle de moments particuliers de la vie, de moments de transition, de perte de repères et de doute. D’ailleurs, on en fait concrètement l’expérience car on a souvent envie de toucher tes œuvres pour vérifier et comprendre. J’aime beaucoup ce que dit Eva González‑Sancho : « Tu te rinces l’œil avec la possibilité d’un toucher. »

D. G. : C’est la matière qui parle. Elle est désolidarisée de sa fonction habituelle et emportée dans une sorte de fiction qui donne un accès au corps, au toucher, même si ça reste imaginaire. Le tapis de laine dont les brins sont simplement juxtaposés sur le sol est une image. Pourtant il ressemble tant à un tapis qu’on aimerait vérifier avec la main.
C’est comme si tapis avait une vie propre, par une sorte de magie qui me fait penser à celle que les sociétés primitives accordaient aux objets et aux images.

F. O. : Je pense à la remarque de ton amie au moment de ton exposition à La BF15 [1]. Elle te demandait pourquoi tu n’avais pas utilisé du vieux plancher pour réaliser parquet.

D. G. : Il y a un certain degré d’abstraction dans mon travail. Je ne cherche pas à m’arrêter à la vraisemblance mais plutôt à trouver la justesse qui permet d’ouvrir sur autre chose. Dans l’exposition Vague scélérate, les murs sont invraisemblablement propres, le sol aussi. Les lattes tiennent par la tension due à leur entrecroisement, leur poids, ou leur calage. J’ai choisi de ne pas montrer de lattes cassées. Il y a une limite que je ne franchis pas, celle du mélodrame, d’un certain pathos, du spectaculaire. Je donne des indices. Je cherche juste à me glisser dans le paysage. Je cherche simplement la précision et le nécessaire, alors je suis souvent amenée à supprimer, élaguer. Pour moi c’est très important de rester dans le quotidien. Je me sers toujours d’objets qui sont le plus générique possible, des objets moyens, que tout le monde connaît. C’est ça qui me permet d’atteindre un certain degré d’abstraction.

F. O. : Quand je suis allé à la galerie Chez Valentin voir ton exposition penser rêver [2], j’ai vraiment eu la sensation d’entrer dans un espace qui n’est plus seulement un espace d’exposition. Les différentes pièces généraient un autre espace qui les reliait les unes aux autres, quelque chose d’irréel. Cela m’a fait penser à ce moment où tu sors à peine d’un rêve. Ce que tu viens de vivre est encore tangible mais prêt à s’évanouir.

D. G. : C’est intéressant cette référence à une expérience qui concerne tout le monde et se situe en dehors du temps où l’on est pleinement conscient, éveillé.

F. O. : Comme tu viens de le dire, il y a un point d’accès facile dans ton travail. On est séduit par la prouesse technique d’un escabeau en biscuit. La difficulté consiste à aller au-delà de cette première surprise et pour cela il faut du temps. On est en proie à chercher un sens précis. On n’en finit pas de buter sur des interprétations contradictoires. Eva dit que cette lenteur est aussi perceptible dans ce que l’on devine du processus d’élaboration de certaines œuvres. Par exemple, on perçoit le temps avec lequel la carte du monde a été « usée » pour laisser la couche de papier la plus fine. Pour miroir, c’est le tain qui est parti : est-ce que c’est toi qui l’a fait disparaître ou bien le temps ? Ça me fait penser à la belle expression de Pierre Fédida, « le vivant psychique inanimé [3] ».

D. G. : J’ai conscience d’une vraie lenteur à la fois dans ma vie et dans mon travail. Je ressens le temps d’élaboration puisque je fabrique des objets et je ne les comprends que longtemps après. Il y a une vraie résistance de mon travail à la rapidité. J’ai entendu récemment à la radio quelqu’un parler du livre comme d’un lieu de repos pour les mots. J’aime penser à la sculpture comme un lieu de repos. Mais un lieu de repos pour quoi ? Par exemple, les journaux brodés sur tissu sont de vrais ralentisseurs.
F. O. : Il y a quelqu’un qui se pose en vrai résistant à la rapidité ambiante. C’est Pierre Fédida quand il parle de la « capacité dépressive  ». En fait, si j’ai bien compris, il s’agit de la capacité de l’esprit à se protéger des mouvements de la vie pour préserver la vie. Dans son dernier livre, il y a un très beau chapitre consacré à ce qu’il appelle l’« affect glaciaire [4] ». Cela m’a beaucoup fait penser à chaise de jardin. L’« affect glaciaire » est une référence directe aux théories de Sandor Ferenczi sur les empreintes profondes laissées par l’ère glaciaire sur le psychisme [5]. Les périodes glaciaires sont dans l’histoire de la planète, des périodes où la vie se retire. Cela ne veut pas dire qu’elle disparaît, loin de là... Les affects glaciaires évoquent d’autres rythmes et temps intérieurs qui n’ont rien à voir avec le temps de l’activité. Une temporalité du « non changement » qui porterait en elle des changements à venir.

D. G. : Un temps mort pour la vie ?

F. G. : Au tout début, je t’avais dit que l’affaissement de canapé évoquait pour moi la dépression. Le temps passant, j’y vois plutôt le refus d’un certain ordre conventionnel.

D. G. : Tu as eu peut-être cette impression parce que certaines de mes pièces sont basses. Comme dans les aventures d’Alice au pays des merveilles où tout se passe à la frontière, mon travail se passe aussi en surface. Tapis est descendu d’un cran, il n’a plus de trame. Canapé a été reconstruit avec une ossature sans hauteur comme un bas-relief au sol. Les têtes des tulipes ont été coupées et tombées. Parapluie sous une flaque est vu de dessus. Dès que l’on voit quelque chose de bas ou au ras du sol, on a un sentiment de disparition.
En fait ce n’est pas ça. Proust dit que la sensibilité s’éveille quand on est abaissé physiquement. Il raconte qu’il n’a pu pleurer la mort de sa grand-mère qu’un matin où il était en train de lacer ses chaussures. C’est à ce moment-là que les larmes sont venues, et qu’il a pu ressentir de l’émotion.
Mais en même temps, il ne faut pas oublier qu’il y a de l’humour dans mon travail. Le salon fait toujours rire.

F. G. : Oui mais c’est à double tranchant. Le parapluie fait sourire aussi, mais il évoque en même temps la chute, l’écrasement. Finalement c’est tragi-comique. L’écrasement n’est pas seulement physique, il est aussi temporel.

D. G. : On ne sent pas le déroulement du temps, une cause suivie d’un effet. Il y a du désordre. Par exemple dans la pièce que je suis en train de réaliser, feu de bois, les branches sont déjà transformées en charbon même si leur forme est restée intacte. En même temps, elles sont disposées de façon à suggérer un futur feu de bois. Peut-être que pour une fois, le présent n’est plus seulement le temps ennuyeux de l’attente.

F. O. : Il n’y a pas l’autorité d’un récit. Il y a plein d’histoires possibles et en même temps l’histoire est impossible.

D. G. : Ce que tu viens de me dire me fait penser à Bartleby de Melville [6]. Dans sa façon de dire, « je préfèrerais ne pas », il y a un côté que l’on peut analyser comme passif, mais finalement, il sème la révolution.

F. O. : Claire Legrand m’a dit que rideau lui rappelait l’atmosphère des films de Visconti. Elle a aussi parlé de nostalgie, une nostalgie pleine de vie.

D. G. : Georges Didi‑Huberman remarque que dans les tableaux de Botticelli, tous les mouvements passionnels de l’âme sont exprimés dans les chevelures et les drapés, plutôt que dans les visages ou les corps. L’énergie des affects déborde dans les matériaux « indifférents [7] ». Deleuze dit : « Il n’y a pas seulement du vivant partout, mais des âmes partout dans la matière [8] ».

F. O. : En forçant un peu le trait, est-ce que l’on ne pourrait pas parler de natures mortes ?

D. G. : Pourquoi pas. J’aime beaucoup la simplicité apparente et le mystère des peintures de Morandi. Les pots se confondent parfois avec leurs ombres. L’ombre de l’un donne de l’épaisseur à l’autre. Il y a une connivence entre les éléments.

F. O. : Tu m’a parlé de la question du deuil, précisément au sujet de marelle.

D. G. : Marelle est d’abord un jeu. Le joueur progresse à cloche-pied pour récupérer un palet qui représente l’âme. Il s’agit de ne pas poser le pied sur les lignes qui divisent les cases. À l’origine, le dessin de la marelle était une représentation du monde. Le trajet du palet va de la terre au ciel. J’ai trouvé juste de relever le ciel comme un espace inaccessible. Du coup la marelle devient une sorte de pierre tombale, au sens d’une limite où la vie et la mort se séparent et se protègent l’une de l’autre. Ou bien un lieu où la vie et la mort se rencontrent. Cela me fait penser à cette idée de mise en mouvement par le deuil. Dans son film Petits arrangements avec les morts, Pascale Ferran met en scène trois personnages qui portent en eux l’empreinte d’un mort avec lequel il leur faut vivre. Il y a des morts qui sèment la vie. Dans mes pièces, il est question de la vie telle qu’elle ne peut se concevoir sans l’ombre portée de la mort.

F.O : Je pense au livre de Nicole Loraux dont tu m’as conseillé la lecture. Le livre parle du deuil des mères dans l’Antiquité grecque [9]. L’auteure émet l’hypothèse que la réglementation des funérailles avait entre autres pour objectif de prémunir la cité contre l’excès de douleur des mères. Ces excès risquaient de menacer l’équilibre politique. Le deuil maternel trouvait alors sa place dans l’espace de la tragédie. Dans le monde d’aujourd’hui, j’ai parfois l’impression que l’on fait fi de cette question du deuil. Du coup elle resurgit parfois avec ampleur. Par exemple, il y a eu d’importantes manifestations à Madrid suite à la plainte de deux organisations d’extrême droite contre le juge Baltasar Garzón. Ce juge enquête sur la disparition de 114 000 républicains pendant la guerre civile et sous la dictature de Franco [10]. On voyait de jeunes gens en colère brandissant la photo d’un aïeul sans sépulture.

D. G. : Écoute cette phrase de Nicole Loraux : « Serions-nous civilisés au point d’avoir oublié la colère qui naît de la douleur ? »

F. O. : Ensuite, je ne vois pas que la question du deuil dans marelle. On n’atteint pas le ciel, on est ancré au sol. On ne peut pas échapper au « sol raboteux du réel ». Pour moi ce n’est pas forcément une vision désenchantée, on a des choses à faire au sol. Le ciel relevé représente également le fait qu’on bute constamment contre quelque chose, quelque chose qui n’est jamais résolu. Dans miroir, c’est le regard qui se cogne contre le fond en bois. Mais les restes de tain forment une image propice à la rêverie, quelque chose d’assez proche d’un paysage vu du ciel.

D. G. : Cela me fait penser au tableau de Bruegel, La chute d’Icare [11]. Il y a dans ce tableau un évènement que personne ne voit, ni le paysan qui laboure son champ, ni le berger. Un drame se joue dans l’indifférence. Icare ou le risque de se perdre. Icare c’est le rêveur avec ses utopies qui n’intéressent pas du tout les travailleurs aux alentours. Dans la légende, Icare cherche à s’échapper de son exil en Crête. Il ne peut le faire ni par terre ni par mer, alors il reste la voie des airs. Chaque montée est suivie d’une descente, c’est une loi de la physique. Dans le tableau, on est au moment de la chute, l’ascension a déjà eu lieu. Le paysan et ses animaux, le bateau, restent à l’horizontale. Icare est revenu parmi les hommes, à la surface. Il joue l’activité humaine. Et il est joué des lois de la physique. Il y a une « douce mélancolie » qui se dégage de ce tableau. C’est peut-être parce que le rêve d’Icare nous montre que « nous devons parier sur cette existence, là où l’homme ne peut être autre, comme il n’y a pas non plus d’autre monde [12] ».


[1Exposition Vague scélérate, La BF15 – Espace d’art contemporain, Lyon, 18 septembre – 7 novembre 2009

[2Exposition penser rêver, Galerie Chez Valentin, Paris, 21 novembre – 29 décembre 2009

[3Pierre Fédida, Des bienfaits de la dépression. Éloge de la psychothérapie, Odile Jacob, Paris, 2003, p. 16

[4Pierre Fédida, « Un affect glaciaire et ses guérisons critiques », in Des bienfaits de la dépression. Éloge de la psychothérapie, op.cit., pp. 34‑55.

[5Sandor Ferenczi, Thalassa. Psychanalyse des origines de la vie sexuelle (1924), trad. Judith Dupont et Myriam Viliker, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1992

[6Herman Melville, Bartleby. Les Iles enchantées, (1853), postface de Gilles Deleuze, trad. Michèle Causse, GF Flammarion, Paris, 1989, pp. 9‑58.

[7Georges Didi-Huberman, L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, coll. Paradoxe, Les Éditions de Minuit, Paris, p. 242

[8Gilles Deleuze, Le pli. Leibniz et le Baroque, coll. Critique, Les Éditions de Minuit, Paris, 1988, p. 16.

[9Nicole Loraux, Les mères en deuil, coll. La librairie du XXe siècle, Éditions du Seuil, Paris, 1990.

[10Journal Le Monde, 16 avril 2010.

[11Pieter Bruegel (1527/28-1569), La chute d’Icare, collection Musées royaux des Beaux‑Arts de Belgique, Bruxelles.

[12Miguel Benasayag, La fragilité, La Découverte/Poche, Paris, 2004, p. 207.